Il faut retrouver un nouveau consensus national sur le modèle social luxembourgeois

Entretien avec Jean-Claude Reding, président et André Roeltgen, secrétaire général de l’OGBL

Aktuell: Chers collègues, l’année 2011 s’achevant, quels ont été les défis et les succès de l’OGBL cette année?

Jean-Claude Reding, président de l'OGBL

JCR: Un des plus grands défis pour l’OGBL en 2011 – et en fait depuis 2009, depuis la manif du 16 mai 2009 – était de mettre en pratique le mot d’ordre des 30 000 manifestants: «nous n’allons pas payer pour la crise financière, car nous ne l’avons pas causée». L’OGBL voulait et veut toujours éviter que le gouvernement mène une politique d’austérité comme dans beaucoup d’autres pays de la zone euro. Car cette politique nous conduira droit vers la récession, une récession cette fois-ci produite par la politique. C’est d’ailleurs ce que le mouvement syndical européen et international essaie de faire comprendre aux gouvernants depuis plusieurs années. Hélas, sans grand succès jusqu’aujourd’hui.

André Roeltgen, secrétaire général de l’OGBL

AR: En revanche, au Luxembourg il faut constater que l’opposition ferme de l’OGBL contre la politique de rigueur et d’austérité envisagée par le gouvernement en 2010 a eu des effets positifs. Ce qui nous permet de parler de succès. On les oublie souvent un peu trop vite. En 2010, nous avons déjà réussi à alléger considérablement le paquet de mesures d’austérité initial et nous avons continué nos efforts en 2011. Nous avons par exemple obtenu que l’impôt de crise sera abrogé au 1er janvier 2012 et que l’indexation des salaires et retraites ait été maintenue dans sa structure, même si une tranche a été reportée de quelques mois. Dans le domaine de la sécurité sociale, nous avons obtenu l’abandon de la taxe d’entrée en polyclinique de 2,50€ et l’engagement du gouvernement d’augmenter la participation de l’Etat au financement de l’assurance dépendance, en fait que l’Etat revienne à sa part de financement précédente.

JCR: Il faudrait ajouter à la liste le fait que malgré toutes les pressions de la part des fédérations patronales, nous avons quand même eu une augmentation du salaire minimum au 1er janvier 2011 de 1,9% et les conventions collectives ont continué à sécuriser les salaires d’un très grand nombre de salariés. Ce qui veut dire que pour la grande majorité des travailleurs et pensionnés le pouvoir d’achat n’a pas trop souffert pendant ces années de crise et a contribué au fait que notre pays s’en est plutôt bien sorti. Enfin, dans un tout autre registre, nous avons réussi à organiser à Luxembourg-ville une euro-manifestation contre la politique d’austérité européenne le 21 juin avec une forte participation luxembourgeoise.

Aktuell: Est-ce que vous avez dû encaisser des échecs, qu’est-ce qui vous a déçu le plus pendant cette année?

JCR: Je ne parlerais pas d’échecs mais peut-être de déception que dans les enceintes européennes et internationales nos ministres, notre Premier ministre, les responsables politiques en général ne défendent pas davantage les citoyens, les salariés, les services publics, nos systèmes de protection sociale, nos structures démocratiques aussi. Au niveau européen, les attaques contre le droit du travail, contre certaines protections sociales, contre les salaires continuent tout comme la politique de libéralisation et de privatisation. Les technocrates préparent des textes et les politiques les adoptent pour, par exemple,  transformer petit à petit tous les services publics en services marchands. La logique du marché et de la concurrence domine tous les aspects de la politique. A titre d’exemple, était-ce vraiment nécessaire de transformer l’eau en marchandise? La conséquence en est l’augmentation du prix de l’eau!
Depuis cette année, nous constatons par ailleurs la mise en pratique d’un système de contrôle du travail parlementaire par les euro-technocrates. Je parle ici de la vérification par la Commission européenne de la loi la plus importante de toute session parlementaire, la loi budgétaire. Et la Commission européenne pousse à aller encore plus loin dans ce contrôle, et nos politiques ne semblent manifester aucune forme de résistance. Jamais depuis l’instauration des démocraties parlementaires en Europe, les dirigeants politiques ont si facilement abandonné leurs pouvoirs à des structures non-démocratiques. Tout cela nous fait dire que finalement les syndicats sont les seules forces d’opposition qui défendent encore les droits des salariés, des citoyens en général et l’intérêt public.

AR: J’aimerais enchaîner sur le même sujet et dire que depuis plusieurs décennies les gouvernements transfèrent graduellement des domaines entiers de politique notamment au niveau des services publics – services postaux, chemin de fer, énergie, télécommunications, – à des acteurs privés avec les conséquences que nous connaissons dans beaucoup de pays: des tarifs qui ne cessent d’augmenter, des agences qui ferment, une qualité réduite de certains services, etc.
C’est particulièrement décevant pour moi de voir que nos politiques n’ont rien appris de la crise de 2008 et qu’ils sont en train de plonger l’Europe dans une crise encore plus grave. Ils se laissent guider non par le bon sens, mais par les lobbys du grand capital!

Aktuell: Quels sont les principaux chantiers syndicaux de l’OGBL pour 2012?

JCR: Nous allons continuer à défendre le pouvoir d’achat, l’indexation des salaires et retraites, le modèle de négociation collective luxembourgeois, le salaire minimum, le droit du travail et bien sûr notre système de sécurité sociale. Nous serons confrontés à la réforme de l’assurance pension et nous devrons veiller à ce que ce système excellent ne soit pas dénaturé. Nous devons veiller notamment à ce que les jeunes d’aujourd’hui puissent démarrer leur vie professionnelle avec la confiance de pouvoir compter sur une bonne protection sociale à la fin de leur carrière.

AR: J’ajouterais que l’OGBL œuvre depuis des années pour obtenir une nouvelle loi sur la cogestion des salariés dans les entreprises. Nous demandons plus de droits pour les délégués du personnel et une meilleure protection de ceux-ci. Nous ferons tout afin que ce dossier avance concrètement en 2012. Et puis nos 15 syndicats professionnels auront chacun dans son ou ses secteurs des combats à mener contre la dégradation des conditions de travail, pour une évolution des salaires en relation avec les gains de productivité, pour un accroissement du nombre de conventions collectives de travail, contre les délocalisations ou fermetures d’usines comme dans la sidérurgie par exemple.

Aktuell: Que vous inspire le tournant que prend la crise du système économique et financier, êtes vous optimistes pour 2012?

JCR: Depuis le début de la crise financière en 2008, les syndicats ont mis en garde les politiques de ne pas faire payer les salariés, les retraités, les personnes privées en général. Dans un premier temps les banques ont été sauvées avec les deniers publics. Pour pouvoir faire cela, les Etats se sont davantage endettés et puis les mêmes qui furent sauvées, les banques, commençaient à ne plus vouloir prêter aux Etats sous prétexte qu’ils étaient trop endettés. La suite nous la connaissons. La politique d’austérité rend la situation encore plus grave, car lorsque les salariés sont amputés d’une part de leurs revenus, lorsqu’on réduit les salaires, les pensions, les prestations et transferts sociaux, on diminue le pouvoir d’achat des gens et on provoque ainsi un ralentissement économique. Qui ensuite est pris comme raison pour agrandir encore davantage la pression sur ces Etats, ainsi de suite. Ce cercle vicieux risque non seulement de nous plonger dans une récession économique grave mais risque même de conduire au démantèlement de la construction européenne, risque de nous mener vers la crise politique et sociale la plus grave que l’Europe n’ait connue depuis les années 30. Tout le monde est mis à mal actuellement, sauf les lobbys du grand capital!

AR: On ne peut qu’espérer que les dirigeants politiques se rappellent vite des pouvoirs dont ils sont investis par leurs peuples respectifs et trouvent des issues politiques aux crises qui nous menacent. Il est inacceptable que les agences de notation et les banques centrales tiennent le monde entier en haleine et dictent aux Etats la politique à mener. Tout ce système totalement incroyable doit être stoppé. Les seuls qui peuvent le faire ce sont les dirigeants politiques. Au lieu de courir après les spéculateurs, ils devraient s’intéresser aux travailleurs, à ceux qui produisent tous les jours les richesses économiques réelles.

Aktuell: N’avez-vous pas l’impression qu’au niveau du G20 une prise de conscience est quand même en train de se manifester?

JCR: Effectivement, il me semble qu’une prise de conscience est en train de s’opérer à ce niveau-là. Le monde syndical était positivement surpris que lors du G20 à Cannes début novembre les grands de ce monde aient soudainement découvert les conventions de l’OIT (NDLR: l’Organisation Internationale du Travail), qu’ils aient appelé à ratifier les 8 conventions fondamentales de l’OIT pour mieux protéger les travailleurs partout dans le monde et en général qu’ils aient affiché leur intention de renforcer la dimension sociale de la mondialisation. Le mouvement syndical exige depuis des années que l’OIT soit associée aux négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et aux décisions du FMI, de la Banque mondiale, … Mais est-ce que l’action réelle suivra les déclarations d’intention au vu de ce qui se passe actuellement dans les pays de l’OCDE ? Je suis plus que dubitatif. (NDLR: nous publions ci-dessous un extrait de la déclaration du G20 de Cannes)

Aktuell: Et quid du modèle social luxembourgeois du dialogue tripartite? Ce modèle a-t-il encore un avenir?

JCR: Il faut distinguer le dialogue tripartite en continu par exemple au niveau du Conseil économique et social et dans les institutions de la sécurité sociale, et le dialogue en cas de crise qui a lieu au sein du Comité de coordination tripartite, c.à.d. dans la « Tripartite ». A tous ces niveaux, le côté patronal a essayé ces derniers temps à imposer des revendications radicales qui auraient comme conséquence le démantèlement de tout ce qui est particulier dans le modèle luxembourgeois, comme par exemple la suppression de l’indexation des salaires et des pensions à l’évolution des prix ou encore la remise en cause du système de sécurité sociale basé sur le principe de la solidarité. Les représentants patronaux ont adopté la posture du tout ou rien!

AR: Cette attitude à fait échouer la tripartite de 2010 et contraint le gouvernement à progresser par voie d’accords bipartites. Nous voyons aujourd’hui des signes que la raison revient. Les organisations patronales semblent avoir abandonné leur boycott des réunions dans les institutions de sécurité sociale et nous espérons qu’elles feront de même au niveau du Conseil économique et social. Mais c’est un espoir ténu et fragile. Pour l’OGBL, le dialogue social est absolument nécessaire pour l’avancement du pays. Nous devons défendre notre modèle luxembourgeois et tous les instruments qu’il nous procure. Un petit pays comme le Luxembourg ne peut que progresser lorsque les acteurs principaux sont d’accord sur les fondamentaux.

Aktuell: Mais vu l’attitude hésitante d’un des partenaires-clés de ce dialogue, les employeurs, ne faudrait-il pas rechercher un nouveau consensus national sur les éléments fondamentaux de notre modèle luxembourgeois et quels pourraient être ces éléments?

JCR: Tout à fait! Il faudrait en fait renouveler notre accord sur les lignes de force du modèle social luxembourgeois que j’essaie de résumer en 3 points:

  • un système de protection sociale performant c.à.d. un système public avec une couverture universelle et des prestations de haut niveau et de qualité. Ce système est un atout pour éviter des dérives économiques et sociales;
  • une politique salariale qui protège le pouvoir d’achat, qui associe les salariés de façon équitable aux gains économiques et qui prend en considération la situation concrète des entreprises et secteurs économiques;
  • une volonté politique et sociale de garantir une distribution équitable de la richesse produite, de maintenir une hiérarchie des revenus qui favorise le maintien d’une couche salariale moyenne forte et qui évite le phénomène des «working poor» et la précarité par le biais d’une politique fiscale, sociale et familiale adéquate ainsi que d’une politique de la formation guidée par le double souci de l’égalité des chances et de la qualification du plus grand nombre.

Aktuell: Chers collègues, nous vous remercions de cet entretien intéressant.


Extrait de la déclaration finale du G20 publié le 4 novembre 2011 à Cannes

Favoriser l’emploi et la protection sociale

3. Nous sommes fermement convaincus que, pour rétablir la croissance et la confiance, l’emploi doit être au cœur des mesures et des politiques que nous adoptons dans le Cadre pour une croissance forte, durable et équilibrée. Nous sommes déterminés à intensifier nos efforts pour lutter contre le chômage et  encourager la création d’emplois décents, notamment pour les jeunes et ceux qui ont été le plus touchés par la crise économique. Par conséquent, nous décidons de mettre en place un groupe de travail du G20 sur l’emploi, qui s’intéressera prioritairement à l’emploi des jeunes, et qui alimentera les travaux de la réunion du G20 des Ministres du travail et de l’emploi en 2012 sous présidence mexicaine. Nous avons chargé des organisations internationales (FMI, OCDE, OIT, Banque mondiale) de rendre compte aux Ministres des finances des perspectives d’emploi dans le monde et de la manière dont notre programme de réforme économique dans le cadre du G20 contribuera à la création d’emplois.
4. Nous reconnaissons qu’il est important d’investir dans des socles de protection sociale définis au niveau national dans chacun de nos pays, notamment l’accès aux soins médicaux, la sécurité des revenus pour les personnes âgées et les personnes handicapées, les allocations familiales, une garantie de revenu pour les chômeurs et l’assistance aux travailleurs pauvres. Ces socles permettront de renforcer la résilience de la croissance, la justice et la cohésion sociales. À ce titre, nous prenons note du rapport du Groupe consultatif mondial sur le socle de protection sociale, présidé par Madame Michelle Bachelet.
5. Nous nous engageons à promouvoir et faire respecter les principes et droits fondamentaux au travail. Nous félicitons l’OIT et nous l’encourageons à continuer de promouvoir la ratification et la mise en œuvre des huit conventions fondamentales de l’OIT.
6. Nous sommes résolus à renforcer la dimension sociale de la mondialisation. Les questions sociales et l’emploi, tout comme les questions économiques, monétaires et financières, continueront de faire partie intégrante de l’action du G20. Nous demandons aux organisations internationales de renforcer et de rendre plus efficace leur coordination. Dans la perspective d’une plus grande cohérence de l’action multilatérale, nous encourageons l’OMC, l’OIT, l’OCDE, la Banque mondiale et le FMI à renforcer leur dialogue et leur coopération.
7. Nous sommes convaincus du rôle essentiel du dialogue social. Dans ce contexte, nous nous félicitons de la tenue des réunions B20 et L20 sous présidence française et de la volonté de ces enceintes de travailler avec nous, comme l’indique leur déclaration commune.