Sous couvert de flexibilisation du marché du travail et de simplification administrative, la coalition CSV-DP conduit le Luxembourg vers un recentrage (néo-)libéral marqué. Une orientation politique et idéologique «business first» qui risque de faire des dégâts.
Flexibiliser le marché du travail, réduire les normes environnementales et sociales, contenir la progression des dépenses publiques – Luc Frieden est en quelque sorte un pur produit – politique – des années 90. Le «Neie Luc» présenté par la propagande électorale de son parti n’aura pas duré.
En effet, dès la finalisation de l’accord de coalition pour la période 2023-2028, la couleur était affichée.
Dès les premières lignes de cet accord de coalition, le ton est donné: préserver à tout prix la notation AAA et contrôler la dépense publique. Cette double priorité traduit un choix idéologique clair. Dans un pays dont la dette publique reste parmi les plus faibles d’Europe, la «discipline budgétaire» n’est pas une nécessité économique, mais une posture politique.
Dans Das politische ABC des Luc Frieden, publié avant les élections par l’avocat et politicien Max Leners, le Premier ministre est cité comme suit:
«Ein Staat, der ständig Schulden macht, verliert seine Handlungsfähigkeit.» («Un État qui s’endette en permanence perd sa capacité d’action.»)
Cette affirmation éclaire la ligne de conduite actuelle: la priorité est donnée à la maîtrise budgétaire, quitte à freiner l’investissement public. Elle traduit aussi une attitude idéologique commune aux politiques néolibérales: La dépense publique et en particulier la dette, nécessaire à toute dépense publique conséquente, sont perçues comme un mal qu’il faut réduire au strict minimum.
Un Etat qui dépense s’endette; et un état qui dépense, investit en ses services publics, en son infrastructure, en ses routes, ses chemins de fer, ses écoles et ses hôpitaux. Il rémunère correctement son corps enseignant, son personnel soignant, ses forces de l’ordre. Il soutient son industrie, investit dans la transition verte, se prépare aux défis de demain. Il se met au service de la collectivité dont il est l’émanation.
Or, dans l’idéologie néolibérale, il n’y a pas de collectif. «There is no such thing as society» («La société n’existe pas»), disait Margaret Thatcher, Première Ministre britannique de 1979 à 1990 et l’une des représentantes les plus importantes de l’idéologie néolibérale.
Aux yeux des néolibéraux, l’Etat doit tout au plus servir à remplir les fonctions régaliennes les plus basiques et poser un cadre minimal permettant la «libre concurrence» sur le «libre marché».
Le droit du travail et les syndicats dans la ligne de mire
Les néolibéraux rejettent toute sorte de normes qui pourraient interférer avec ce libre marché. Cela vaut pour les normes écologiques – on se souvient des discours sur une «écologie pragmatique» et «non contraignante» des divers représentants du gouvernement Frieden — comme pour les droits de l’Homme — là encore, on se souvient du positionnement du gouvernement CSV-DP quant à la question du devoir de vigilance tout au long des chaînes d’approvisionnement.
Cela vaut d’autant plus pour le droit du travail et les acquis sociaux. A plusieurs reprises, notamment pendant les «rondes sociales», Luc Frieden ou encore le Ministre du Travail Georges Mischo ont avancé la théorie selon laquelle le Code du Travail luxembourgeois serait parmi les plus extensifs en Europe. Ce qui ne correspond pas à la réalité, soit dit en passant: ainsi et à titre d’exemple, la protection contre le licenciement est plus faible dans le droit du travail luxembourgeois que chez nos voisins européens.
Par ailleurs, autant l’accord de coalition que les diverses sorties du Ministre du Travail, mais aussi du Premier Ministre affichent la volonté de «moderniser» le droit du travail et de «flexibiliser» notamment l’organisation du travail. Or, les projets de loi déjà déposés, notamment en matière de travail dominical et d’heures d’ouverture dans le commerce, mais aussi les autres projets de réforme déjà annoncées montrent les véritables intentions derrière la terminologie technocratique: Affaiblir le droit du travail, donner plus de marge de manoeuvre aux employeurs, réduire les protections dont bénéficient les salariés.
C’est dans ce sens qu’il faut d’ailleurs interpréter l’attaque sans précédent contre les syndicats représentatifs au plan national lancée par Georges Mischo: en détournant une directive européenne destinée à renforcer les salaires minimaux et à augmenter la couverture conventionnelle dans le but d’enlever le rôle exclusif des organisations syndicales dans la négociation et la signature de conventions collectives; en tentant d’affaiblir le contenu de ces mêmes conventions collectives et d’en extraire des éléments essentiels; en essayant de libéraliser le travail dominical ou encore en voulant rendre possible une période de référence annuelle sans convention collective, le Ministre du Travail déroule une attaque idéologique importante contre les syndicats et les conventions collectives. Ses divers faux-pas ne doivent pas cacher la réalité: il s’agit d’une politique néolibérale à tous les égards, destinée à affaiblir, voire à détruire tout ce qui pourrait poser un frein à l’accumulation toujours plus importante de capitaux.
Il est évident que les organisations syndicales qui comptent parmi les dernières forces réellement collectives dans une société de plus en plus individualiste sont des cibles de choix pour tout gouvernement néolibéral. D’ailleurs, Margaret Thatcher avait, à son époque, lancé une offensive d’ampleur contre les syndicats britanniques – avec succès malheureusement. C’est notamment la défaite de la grève des mineurs de 1984-1985 et l’affaiblissement conséquent des organisations syndicales qui ont permis à Thatcher de dérouler ses politiques néolibérales – avec des conséquences néfastes jusqu’à aujourd’hui.
Au Luxembourg, le gouvernement Frieden, quasiment en parallèle de l’attaque contre les droits de négociation des syndicats représentatifs, s’est aussi attaqué au système public et solidaire des pensions – pourtant l’un des plus solides et les plus performants en Europe et dans le monde. Là encore, la matrice néolibérale pointe son nez: non seulement il s’agit de détruire – progressivement – un système basé sur la solidarité et géré conjointement par les partenaires sociaux; mais aussi d’affaiblir plus généralement la position des tous ceux qui doivent travailler pour subvenir à leurs besoins. En maintenant sur le marché du travail des segments de la société qui auraient déjà profité de leur retraite autrefois, on y accroit le nombre et la concurrence entre salariés et on renforce la position de négociation des employeurs.
Néolibéralisme et montée des extrêmes : un lien dangereux
L’orientation néolibérale du gouvernement Frieden se traduit aussi dans d’autres domaines : Que ce soit en matière de fiscalité – compétitivité avant tout, mais surtout pas d’impôt sur la fortune ou sur les capitaux ; ou encore de logement – plutôt que d’investir massivement dans le logement public ou d’encadrer la spéculation foncière, le gouvernement mise sur des incitations fiscales pour investisseurs.
Elle se démontre très clairement, encore, dans les sorties récentes, surtout de Luc Frieden, en matière de système de santé. Le système de santé public et solidaire, construit des décennies durant notamment avec une forte implication des syndicats, serait désuet, plus adapté à l’époque actuelle. Le problème serait une trop forte centralisation. Des termes comme «économie planifiée» ont notamment été utilisés. Pourtant, il s’agit d’un des meilleurs systèmes de santé du monde, les experts s’accordent à le dire. Mais pour les tenants de la ligne néolibérale, un système de santé qui profite au plus grand nombre plutôt qu’à quelques investisseurs privés dérange.
L’orientation néolibérale du gouvernement Frieden n’est donc plus à démontrer. Reste à en déterminer les conséquences possibles. A travers l’Europe, ces mêmes politiques ont non seulement détérioré les services publics et affaibli le tissu social, elles ont aussi conduit à des situations sociales et politiques explosives et ramené au pouvoir ou au bord du pouvoir toute une série de formations d’extrême droite.
Lorsque les protections s’amenuisent et que la solidarité s’efface, les discours identitaires gagnent du terrain. En effet, le néolibéralisme et le populisme de droite se nourrissent l’un l’autre: l’un détruit les repères collectifs, l’autre promet de les restaurer en désignant des boucs émissaires.
Les exemples des pays européens où l’extrême-droite a pu prospérer le montrent: plus les services publics sont affaiblis, plus l’Etat recule, plus les gens sont isolés, seuls, plus les idées fascistes avancent. Il y a un lien direct entre l’hôpital qui ferme par manque de financements publics, le commissariat qui est délocalisé, le bureau de poste qui n’accueille plus les usagers, et les idéologies nauséabondes qui progressent.
Quand il n’y a plus de lieux qui réunissent les gens, quand les bistrots ferment faute de profitabilité, quand il n’y a plus d’humain dans la caisse du magasin avec qui échanger quelques mots, quand le facteur n’amène plus le courrier, que le seul lien vers l’extérieur deviennent les réseaux sociaux et leurs algorithmes contrôlés par le grand capital qui lui préférera toujours le fascisme à la justice sociale, alors toutes les conditions sont réunies pour que nos sociétés basculent.
Au Luxembourg, ce n’est pas – encore – le cas. Si aucun pays n’est à l’abri de ce genre de développements, il ne s’agit pas d’une fatalité non plus. A une condition: de ne pas céder aux chantres du néolibéralisme.
Le 28 juin 2025 : un sursaut collectif contre l’agenda néolibéral
En ce sens, la grande manifestation nationale du 28 juin 2025, organisée par le front syndical OGBL-LCGB, a constitué un moment fort de résistance et un moment de bascule. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé collectivement à Luxembourg-Ville pour défendre leurs conditions de travail, la sécurité sociale et les droits collectifs. Luxembourgeois et non-luxembourgeois, résidents et frontaliers, jeunes et moins jeunes ont, en quelque sorte, pris leur destin en main et rejeté collectivement l’agenda néolibéral du gouvernement Frieden.
La journée de mobilisation a marqué un coup d’arrêt aux projets gouvernementaux et forcé le gouvernement à retirer notamment son attaque contre les droits syndicaux et à amenuiser ses projets d’allongement de la durée de travail.
Mais elle a réussi beaucoup plus que cela. Elle a démontré que face à la logique du marché et à la marche triomphale et destructrice du néolibéralisme, il peut y avoir un sursaut collectif. Elle a fait descendre dans la rue des milliers de personnes qui, pour beaucoup, n’étaient jamais descendues dans la rue, et qui désormais savent qu’il est possible de changer le cours des choses collectivement.
Elle a aussi catapulté au centre du débat politique des enjeux sociaux plutôt qu’identitaires. Désormais, la ligne de démarcation politique se profile autour de questions économiques, sociales, et non autour de questions comme l’immigration ou liées aux culture wars qu’on connait ailleurs.
En cela, cette journée de mobilisation est d’ores et déjà à considérer comme historique, et les conséquences à moyen et à long terme ne sont pas encore visibles.
Elle a aussi été le fruit de l’unité syndicale entre les deux principales organisations syndicales OGBL et LCGB, historiquement adversaires de par leurs filiations politiques respectives. La collaboration entre les deux syndicats, qui a débuté par un front syndical ad hoc constitué afin de repousser l’attaque contre les conventions collectives et les droits syndicaux, a été formalisée au sein de l’Union des syndicats OGBL-LCGB.
Elle est la seule réponse valide aux défis posés non seulement par le gouvernement Frieden, mais aussi par la situation politique en Europe et dans le monde.
L’unité syndicale, une nécessité historique
Le syndicat unitaire allemand, le DGB, tout comme son pendant autrichien ÖGB, est né après la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement ouvrier germanophone, qui avait été largement détruit après la prise de pouvoir des nazis, a su tirer les bonnes leçons de sa défaite historique à l’aube de la «Machtergreifung».
La dernière phrase du syndicaliste et politicien Wilhelm Leuschner, exécuté en 1944 pour son implication dans la tentative d’attentat et de coup d’Etat contre Hitler du général Von Stauffenberg, «Morgen werde ich gehängt. Schafft die Einheit.» («Demain, je serai pendu. Faites l’unité.») fait partie des mythes fondateurs du DGB.
Leuschner était profondément convaincu que l’unité du mouvement ouvrier syndical, qu’un syndicat unique, aurait éventuellement pu empêcher la prise de pouvoir du NSDAP, et aurait au moins pu en atténuer les conséquences.
En ce sens, et sans vouloir faire de comparaisons historiques mal placées entre la situation actuelle et celle au début des années 1930, la responsabilité du mouvement syndical est, en toutes circonstances, énorme. Jusqu’à preuve du contraire, le mouvement syndical luxembourgeois a répondu présent. Et face à l’état du monde et aux dangers qui guettent, il s’agit de tout sauf d’un luxe.
Face à un grand capital de plus en plus décomplexé, prêt à tout pour parvenir à ses objectifs et pour sécuriser ses marges, notamment à s’allier avec l’extrême-droite, face à des gouvernements qui n’hésitent plus à s’attaquer de front à la démocratie sociale et aux libertés syndicales (tout comme à d’autres droits fondamentaux), le mouvement syndical ne peut effectivement plus se permettre le luxe de la division. Au-delà des lignes de démarcation d’ordre idéologique ou politique, la cause commune, celle de tous ceux et celles qui doivent vendre leur force de travail pour subvenir à leurs besoins, doit primer sur toutes les autres considérations.
Le mouvement syndical est la première et la dernière ligne face au fascisme, à l’autoritarisme et à l’extrême droite, comme il l’a toujours été. Mais le combat ne commence pas avec la lutte contre l’extrême droite. Il commence avec la lutte contre les politiques qui rendent possible l’avènement de l’extrême droite et de ses idées réactionnaires, qui installent un climat qui favorise l’émergence de forces hostiles à la démocratie et au vivre-ensemble.
Au Luxembourg, le premier pas est fait avec la mobilisation autour du 28 juin et le coup d’arrêt dispensé aux attaques les plus dures du gouvernement Frieden. Mais pour installer un vrai cordon sanitaire social («Sozial Brandmauer»), expression utilisée – par analogie au cordon sanitaire politique et médiatique – par la présidente de l’OGBL Nora Back, il faut désormais passer à l’offensive.
L’Union des syndicats a réussi à se placer au centre du jeu politique – et à rassembler non seulement l’opposition parlementaire, mais aussi une grande partie de la société civile organisée autour d’elle. Elle a aussi réussi à être soutenue par une grande partie de la population et de l’électorat. En cela, elle a aussi réussi à construire un pont entre la population active qui ne dispose pas du droit de vote et les forces parlementaires qui représentent avant tout la population disposant de ce droit de vote.
Grâce à cela, le rapport de force a basculé. Le gouvernement semble plus désuni que jamais, les partis de la coalition, et avant tout le CSV, sont au plus bas dans les sondages, la marge de manoeuvre politique pour les 3 années restantes du mandat semble très étroite.
Reste maintenant à transformer l’essai en formulant une alternative concrète et crédible aux politiques du gouvernement Frieden – et à préparer l’après. Historiquement, les gouvernements luxembourgeois qui ont provoqué des mouvements sociaux de l’ampleur du 28 juin 2025 n’ont jamais survécu aux prochaines échéances électorales. Il y a de fortes chances que cette règle soit confirmée une fois de plus.
Passer à l’offensive : construire une alternative sociale et politique
Mais pour vaincre les politiques néolibérales et tout ce qu’elles entrainent – notamment le renforcement de l’extrême-droite qu’on peut déjà observer dans les sondages – il faut construire une alternative sociale et politique. Il faut, une fois de plus, réunir, rassembler, toutes les forces d‘opposition parlementaires et extraparlementaires – et même celles au sein même des partis de gouvernement – autour d’une vision commune, positive et non défensive cette fois.
Il faut sortir de la défensive dans laquelle le néolibéralisme a forcé les forces progressistes depuis les années 1980. Et pour cela, il faut construire un projet de société, avec toutes les forces qui le souhaitent. Il faut oser poser les questions fondamentales. Il faut poser la question du système économique dans lequel nous souhaitons vivre. Il faut se poser, collectivement, la question du Luxembourg dans lequel nous voulons vivre en 2030, en 2050 ou encore en 2070. Le début est fait, à nous maintenant de passer à l’offensive.
L’article a été publié dans l’Aktuell (5/2025)
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