Le 1er mai – jour de lutte et de fête pour le mouvement syndical

Depuis plus de 125 ans, le 1er mai constitue la principale journée mondiale de commémoration et d’action des syndicats et des travailleurs en général. Actuellement, dans de nombreux pays dont le Luxembourg, le 1er mai est un jour férié. Ceci est aussi la raison pour laquelle sa raison d’être initiale est un peu passé au second plan, même si sans doute il reste chaque année une date clé du calendrier de l’action syndicale. Nous allons évoquer, dans les pages qui suivent, les origines du 1er mai et entrer un peu plus dans les détails de l’histoire des manifestations du 1er mai des syndicats libres au Luxembourg.

Pourquoi le 1er mai?

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Discours de Pierre Krier,
le 1er mai 1932 à Esch-sur-Alzette

Paradoxalement, la fixation du 1er mai comme journée internationale du mouvement des travailleurs est étroitement liée à une autre journée de commémoration: le 14 juillet, c. à d. la fête nationale française. Le 14 juillet 1889, donc exactement 100 ans après la prise de la Bastille, qui est considérée comme le début de la Révolution française, un congrès international de travailleurs a lieu à Paris. Lors de ce congrès, il n’a pas seulement été décidé de créer ce qu’on appelle la Deuxième Internationale (l’actuelle internationale socialiste), mais aussi d’organiser une journée de protestation mondiale en faveur de la journée de huit heures (à une époque, où normalement on travaillait 12, voire même 16 heures par jour). Dans une résolution porté par le délégué Romain Félix Lavigne, membre du comité de la Fédération nationale des syndicats (prédécesseur de la CGT) et représentant du parti ouvrier français, la proposition suivante est faite:

«Il s’agit d’organiser à un moment donné une grande manifestation internationale, de sorte que simultanément dans toutes les villes, un jour précis, les travailleurs adressent aux pouvoirs publics la revendication de fixer la journée de travail à huit heures (…). Étant donné qu’une telle manifestation avait déjà été décidée par la fédération américaine du travail [American Federation of Labor] … pour le 1er mai 1890, cette date est adoptée comme journée de la manifestation internationale.»1

Pourquoi l’AFL a-t-elle fixé une manifestation nationale pour le 1er mai? Parce que quatre ans auparavant, en 1886, à la même date avait eu lieu aux États-Unis2 une grève générale nationale avec plus de 200 000 participants. Cette grève a été continuée les jours suivants à Chicago. Au troisième jour ont eu lieu de violents affrontements entre les grévistes et la police, lors desquels deux travailleurs ont été tués. Finalement, le 4 mai, c’est l’escalade: une bombe explose sur la place du Haymarket. Suite à cela, des combats violents ont lieu entre la police et les manifestants. Sept policiers et 20 travailleurs sont tués, de nombreux participants sont blessés. Par la suite huit anarchistes, des immigrés allemands pour la plupart d’entre eux, sont condamnés sans preuves concrètes pour «conspiration». Quatre d’entre eux sont pendus, un d’eux échappe à la peine de mort par suicide.

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Fête de 1er mai de l’Action Commune à Luxembourg en 1965

La première fête du 1er mai 1890

La première journée d’action de la nouvelle internationale est couronnée de succès. Dans de nombreux pays et de nombreuses villes, des grèves et des manifestations massives ont lieu. Rien qu’à Londres, 300 000 travailleurs participent à une manifestation, 100 000 à Paris et à Barcelone, 50 000 à Marseille.

Au Luxembourg a également eu lieu une manifestation pour le 1er mai, cependant le dimanche suivant seulement, le 4 mai (le 1er mai n’était bien entendu pas encore férié à l’époque). Aucun des petits syndicats de travailleurs de brasserie ou d’imprimeurs qui plus tard sont devenus le LAV resp. l’OGBL, n’en sont à l’origine, mais l’éphémère «Centrale Arbeiter-Verein». Environ 200 mineurs venant du sud du pays participent à une démonstration de salle à l‘hôtel Medinger à Luxembourg-Ville. Le sujet de cette manifestation n’y est cependant pas la journée de travail de huit heures, mais la revendication du droit de vote actif et passif universel (qui n’a été introduit qu’en 1919).

Au cours des deux années suivantes ont également eu lieu des manifestations de travailleurs lors du 1er mai, en l’occurrence la grève des mineurs à Rodange en 1891 et une autre manifestation contre la censure en 1892 à l’hôtel Medinger. Ensuite, la tradition du 1er mai s’est perdue pendant quelques années, malgré la décision en 1891 de la Deuxième Internationale d’organiser à partir de 1892, tous les ans, une journée d’action internationale en raison de la grande participation de l’année précédente.

La fête du 1er mai s’installe au Luxembourg

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Défilé de la CGT du 1er mai 1982 à Dudelange.

Ce n’est qu’à partir de 1900 qu’ont lieu à nouveau des manifestations du 1er mai au Luxembourg. Au début, celles-ci se limitent avant tout à l’immigration italienne dans le Sud du pays, surtout à Dudelange. En 1903, c’est la première fois que le mouvement socio-démocrate du Dr Michel Welter organise une manifestation du 1er mai à Luxembourg-Ville. Lors des années suivantes, il y a dans de plus en plus de localités des défilés et manifestations du 1er mai. Désormais, le mouvement syndical «Deutscher Metallarbeiterverband und Gewerkschaftskartell», qui est encore jeune, participe également aux manifestations et la revendication syndicale de la journée de huit heures se retrouve au centre des revendications à partir de 1904. La journée de huit heures est enfin obtenu par règlement grand-ducal le 14 décembre 1918 — premier gros succès du «syndicat libre des mineurs de charbon et des mineurs (Berg- und Hüttenarbeiterverband BHAV) ainsi que des métallurgistes (Metallarbeiterverband MAV)», qui avaient été fondés deux ans auparavant en pleine une situation d’urgence lors de la guerre mondiale et l’occupation allemande.  Ils constituent les premiers syndicats de masse au Luxembourg.

À partir de 1918, ce sont également les syndicats libres (avec le Landesverband des cheminots et quelques syndicats plus petits) qui organisent les principales manifestations du 1er mai — d’abord dans le cadre de la Confédération luxembourgeoise du travail (CLT), ensuite par la commission syndicale fondée en 1919, qui se présente dans l’entre-deux guerres également comme Union luxembourgeoise des fédérations syndicales (ULFS), et finalement après la Deuxième Guerre Mondiale par la Confédération générale du travail (CGT) qui en découle.

Particulièrement impressionnants sont les défilés du 1er mai pendant l’année 1920: le journal de la confédération Der Proletarier 3  parle de 7 000 participants à Esch et à Luxembourg-Ville, 3 000 à Dudelange ainsi qu’à Differdange et 2 000 à Pétange, Rodange et Rumelange… au total plus de 27 000 travailleurs! En plus du nombre de participants, la radicalité des revendications augmente également: sous l’emprise de révolutions et d’insurrections en Russie, Allemagne, Italie ou encore Hongrie, les syndicats revendiquent maintenant entre autres la «socialisation des moyens de production et d’échange comme aussi la nationalisation des moyens de transports» ainsi que «la mise en place de conseils de travailleurs, qui sont munis de compétences aussi larges, qu’ils deviennent les porteurs de la nouvelle vie économique».

Le 1er mai, jour férié légal

Au cours de l’occupation allemande durant la Deuxième Guerre Mondiale, le Front allemand du travail («Organisation unique» des salariés et des employeurs) organise de grandes manifestations à l’occasion de la «Fête nationale du peuple allemand» (avant «Journée nationale du travail») en faveur de la propagande nazie. Complètement dénaturé par rapport à son lien avec le mouvement des travailleurs, le 1er mai devient cependant pour la première fois un jour férié.

Après la libération par les forces alliées, la revendication du 1er mai comme jour férié se trouve également à l’ordre du jour pour le nouveau gouvernement d’unité nationale (1945-1947). Sur initiative du ministre du Travail, anciennement vice-président Pierre Krier, l’objectif est atteint en 1946. Par règlement grand-ducal du 23 avril 1946, le 1er mai est déclaré jour férié «pour tous ceux qui sont salariés dans le commerce et l’industrie». Une mesure pareille avait déjà été prise le 8 octobre 1945 pour l’artisanat.

Dans l’Arbecht, Lily Krier-Becker insiste sur le très long chemin que la fête du 1er mai a parcouru jusque-là:

«Souvent la fête de mai semblait être un complot, pour lequel les participants ont dû se retrouver en cachette, pour ne pas éveiller l’attention de la police, qui procédait souvent avec des matraques et des menottes. Souvent du sang coulait… Nous sommes aujourd’hui loin de l’époque, où, après le 1er mai, des sanctions, ou — à l’étranger — des peines de prison étaient attribuées.» 4

En effet, la revalorisation du 1er mai en jour férié national a eu lieu seulement 10 ans après l’abolition du tristement célèbre paragraphe 310 du code pénal, qui limitait considérablement le droit d’association et de grève des travailleurs.

Toutefois, son caractère changeait complètement à partir du moment où il était officiellement reconnu. D’une «Journée de lutte de la classe ouvrière», il est devenu la «Fête du travail». De la part des organisations syndicales sont rapidement venues les mises en garde «à ne pas faire de la journée internationale de lutte une fête d’association nationale». 5

Les festivités du 1er mai des syndicats libres au fil du temps

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Affiche pour le 1er mai 1985 — déjà à cette époque l’OGBL s’occupait du sujet de la «digitalisation».

Après la Deuxième Guerre Mondiale, les manifestations du 1er mai sont organisées par la CGT, alors que le concept est modifié à plusieurs reprises. Une grande modification est faite en 1955, lorsque pour la première fois, la fête du 1er mai de la CGT, qui remplace les nombreuses manifestations locales, est organisée à Dudelange. Par la suite, la principale manifestation a lieu chaque année dans une autre localité du pays. Cette modification ne s’est pas passée sans résistance; la section de Diekirch voulait avant tout maintenir sa fête locale 6. Effectivement, à partir de 1958, arguant que le trajet est long jusqu’à la capitale ou vers le sud du pays, Diekirch et Wiltz organisent à nouveau des fêtes locales du 1er mai, et cela malgré l’opposition de la direction syndicale 7. À partir de 1974, les fêtes de Diekirch et de Wiltz sont remplacées par une fête régionale de la circonscription nord.

Cette façon de faire, en organisant une grande fête principale et une plus petite fête régionale au Nord fut maintenue en gros jusqu’en 2005. Que très rarement, la formule habituelle a été modifiée (essentiellement lorsque la fête principale elle-même avait lieu au Nord du pays).

Une grande exception fut le 1er mai 1965, qui exceptionnellement n’a pas été organisé par la CGT, mais par l’Action commune (AC).

L’AC a été une plateforme éphémère commune du LSAP, des syndicats libres et du Tageblatt eschois. Lors de la manifestation du 1er mai de l’AC, face à 5 000 participants, prirent la parole Mathias Hinterscheid, secrétaire général de la CGT, mais aussi le directeur du Tageblatt, Jacques F. Poos, le maire de la Ville de Luxembourg, Paul Wilwertz, et le président du LSAP, Henry Cravatte. Ce qui est intéressant, c’est que pour cette manifestation a été  utilisé le logo bien connu des trois flèches (logo du dénommé «front de fer» constitué de la SPD, des syndicats libres et du drapeau du Reich) repris des années 1930. Cependant, les trois flèches ne montraient plus vers le bas, contre le fascisme, la monarchie et le communisme, mais plutôt vers le haut, vers l’avenir.

Pour diverses raisons (manque d’intérêt de la part du LSAP, transfert du secrétaire général du LAV, Antoine Weiss lors de l’attribution du poste de ministre du Travail, intégration de la FLA communiste au LAV…), l’AC s’est désintégré après quelques mois déjà. Et en 1966, la fête du 1er mai était à nouveau organisée traditionnellement par les syndicats de la CGT.
Lorsqu’en 1979, l’OGBL fut fondé, la fête du 1er mai devait également être organisée par le nouveau syndicat. Cependant, lorsque l’adhésion du Landesverband à l’OGBL se solda par un échec et lorsqu’il fut décidé de préserver la CGT, les festivités du 1er mai continuèrent à être organisées par la CGT. Jusqu’en 2005.

À partir de 2001, la fête du 1er mai reçut uns dimension davantage européenne. Des manifestations communes des syndicats de la Grande région, dans le cadre du Conseil intersyndical Sarre-Lor-Lux-Trèves/Palatinat de l’Ouest furent organisées, en 2001 à Grevenmacher, en 2002 à Thionville et en 2003 à Dudelange. Lors de cette dernière manifestation, pour la première et jusqu’à présent la dernière fois, une petite délégation du LCGB participa à la fête des syndicats libres. Celle-ci était certainement venue avec les collègues français de la CFDT ou de la CFTC, étant donné que le LCGB avait malgré tout insisté pour organiser sa propre manifestation concurrente.

En 2004 et 2005, les festivités du 1er mai des syndicats CGT ont à nouveau été organisées dans le cadre habituel.

Étant donné le recul constant de la participation et de l‘intérêt pour la forme traditionnelle d’organisation du 1er mai, l’OGBL a décidé à partir de 2006, d’organiser à la place d’une manifestation, une fête du travail et des cultures, qui depuis tous les ans a lieu avec grand succès, à l’abbaye de Neumünster dans le Grund. En amont de la fête du 1er mai, l’OGBL organise depuis 2006, également à chaque fois dans une autre localité, un grand meeting politique sous forme d’une réunion du Comité National élargi, auquel tous les membres peuvent participer, et lors duquel le président formule les revendications actuelles de l’OGBL portant sur les principales questions politiques et sociales 8. Comme cette année à la «Al Seeërei» à Diekirch.


Il y a cent ans, Jean Schortgen est décédé

1_mai_histoirique_5Cette année, le 1er mai se trouve également sous le signe de la commémoration d’un important pionnier du mouvement syndical et ouvrier au Luxembourg: Jean Schortgen. Le premier ouvrier au Parlement luxembourgeois est décédé il y a exactement cent ans, le 1er mai 1918, à l’âge de seulement 38 ans, lors d’un accident de travail dans la mine «Brommeschbierg» à Tétange.
Schortgen est né le 17 février 1880 à Tétange. Déjà à l’âge de 12 ans, il quittait l’école pour aller travailler dans une ferme, ensuite dans une usine et finalement comme mineur à Tétange.
Schortgen était dès le début actif au sein du parti socio-démocrate du Luxembourg, et il est l’un de ses principaux représentants dans ses premiers temps. En juin 1914, il entre — malgré le suffrage censitaire — au Parlement luxembourgeois. Là, il évoque avant tout des sujets sociaux et de droits du travail et défend de manière offensive la position des travailleurs.
Jean Schortgen a également participé à la fois à la construction de la nouvelle Confédération syndicale «Berg- und Hüttenarbeiterverband» (le lointain prédécesseur de l’actuel OGBL) et au premier grand mouvement de grève du jeune syndicat en mai-juin 1917, même si de la part de la direction de la confédération de l’époque (qui s’organisait dans le soi-disant «Parti populaire libre») et de la part des membres catholiques de la confédération, il fut l’objet de beaucoup d’hostilité pour son engagement chez les socio-démocrates et son alliance tactique en vue des élections avec les libéraux bourgeois.
Deux ans après la mort tragique de Jean Schortgen, un monument en l’honneur du premier ouvrier-député a été érigé à Tétange. Depuis, la section de Pétange organise tous les ans à la veille du 1er mai, une fête qui lui est dédié.


1 http://www.dgb.de/themen/++co++d199d80c-1291-11df-40df-00093d10fae2
2 Exactement 30 ans auparavant, le 1er mai 1856, a eu lieu une grève générale en Australie
3 Édition du 8 mai 1920
4 L.K.-B., «Les fêtes du 1er mai au fil des temps», Arbecht, Édition du 27 avril 1946
5 Cité d‘après: 1916-1991. Section OGBL de Tétange. Un village et sa section de l’association, 1991, p.282
6 Rapport du comité directeur du LAV du 1.4.1955
7 Rapport du comité directeur du LAV du 21.5.1958
8 D’ailleurs John Castegnaro avait déjà proposé — et cela sans succès — en 1976, de ne prévoir que des activités culturelles le 1er mai, et au lieu de cela, d’organiser la veille dans les halles de la foire à Kirchberg, un meeting politique; cf. Rapport du Comité directeur du LAV du 12.7.1976